CLAIRE LACOSTE
Se ré-approprier une réalité qui dérange
À l’origine de ma pratique du collage se trouve une fascination pour les magazines de mode remontant à l’enfance qui, à l’âge adulte, s’est teintée d’un autre regard. En effet, après avoir idolâtré la mode durant presque seize ans, la découverte de ce milieu n’est pas allée sans quelques désillusions. Derrière les paillettes, une concurrence rude, des égos parfois surdimensionnés, des rythmes de travail effrénés, une faible reconnaissance, des dérives que l’on tait… Un envers du décor finement analysé par l’anthropologue Giulia Mensitieri dans son livre Le plus beau métier du monde, dans les coulisses de l’industrie de la mode.
« La mode est un monde d'exception : dans ses représentations symboliques qui en font le lieu du rêve et donc du désir et de la fuite hors de la réalité ; parce qu’il se structure autour de lois qui lui sont propres. (…) La mode est une hétérotopie pour cela aussi : depuis l’extérieur elle apparaît comme une mode homogène faite de paillettes et de lumières mais, une fois franchi son seuil, on découvre un espace fortement structuré fonctionnant sur des exclusions permanentes à la fois économiques, sociales et symboliques. (…). Dans la mode la normalisation d’un certain type d'exception est telle que lorsque les travailleurs en sortent, quittent ses règles esthétiques et se retrouvent confrontés à la « réalité », ils perçoivent un sentiment de décalage. »
Ce sentiment de décalage, je me souviens l’avoir ressenti, notamment lorsque je travaillais dans un célèbre cabinet de tendances parisien. En quittant les lieux, j’avais l’impression de passer d’une planète à une autre tant le jargon, les codes mais aussi les jeux de représentations des acteurs de ce milieu étaient forts.
De cette perception est née la série « Beautés Dérangées » en 2010 dans laquelle je me suis ré-approprié une réalité qui me dérangeait. Les images magazines -qui me faisaient rêver étant petite- sont passées minutieusement au scalpel pour donner lieu à des visages flottants, irréels, mystérieux. S'y perçoit la notion de fragilisation, de perte de repères.
Color Pop avec ses couleurs vives et ses images déchirées apparaît également comme le signal d'une remise en question.
Le titre de ma première exposition « (En) décalages » en 2019 se réfère aussi bien à la technique employée de décaler des bandes de papier qu’à un sentiment ressenti.
Certains ont pris le parti de rire des extravagances de la mode, à l’instar du journaliste et documentariste Loïc Prigent qui relève les phrases absurdes qu’il entend au sein des défilés, studios, showroom…
« Ce ne sont pas des prix industriels mais des prix émotionnels. On se base sur la valeur que ça aura dans la tête de la cliente ».
« Tu dis pas moche tu dis artisanal. Tu dis pas ringard tu dis patrimonial. »
« Je suis attachée de presse je ne sais même plus quand je mens. M’en parle pas je suis journaliste c’est pire. » sont quelques-unes des citations notées dans son livre "J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste".
Révéler le jeu des illusions
En 2018, lorsque je reprends la création, j’ai pour but - plus ou moins conscient - d’exprimer cette notion de faux semblants.
Après une phase d'expérimentations explorant différents styles et techniques, je me tourne vers les illusions d’optique. Je brouille les pistes pour suggérer que les apparences sont parfois trompeuses et développe les séries "Rythmes" et "Illusions".
Je commence en parallèle le tissage de papier, clin d'oeil à mes études de textile et à mon goût pour travailler le papier.
Chaque tissage, de par son armure* particulière, possède son propre ADN. Une armure où s’entremêlent l’image -incarnant le rêve- et la feuille blanche -symbolisant le vide, à l’instar du Ma** japonais.
Ces tissages sont des armures, au sens propre comme au figuré. Ils semblent en effet protéger leurs sujets -voire les enfermer- derrière un écran quadrillé. Un écran marquant la distance entre le sujet et le spectateur… le décalage entre rêve et réalité ?
Le noir et blanc conforte la notion d’inaccessibilité tout en apportant une dimension intemporelle.
* En textile, l’armure est l’entrecroisement de fils de chaîne et de trame d’un tissage.** Terme japonais signifiant tantôt intervalle, vide, espace, durée ou distance. Dans le registre de la mode, il peut être perçu comme l’espace entre la peau et le tissu.
D’autres tissages en couleurs, parfois composés de plusieurs visages comme la série "Double Je(ux)", évoquent la quête d’identité, le mélange des genres et la place de l’individu dans la société.
Ces oeuvres s'apparentent parfois à des sortes de puzzles où une image peut en cacher une autre. Il y a aussi parfois la notion d’envers du décor : certains tissages sont recto-verso et montrent un visuel différent selon le côté observé. `
Avec le tissage, je pars du réel mais une fois de plus je le transforme, j’en offre une nouvelle lecture.
Un art entre rêve et réalité
Au printemps 2020, le premier confinement puis le déclin brutal et imprévu d’un parent marquent un tournant dans ma pratique. La vie me semble alors surréaliste… Il me semble ne plus y avoir de distinction entre rêves/cauchemars et réalité.
Je me mets à créer des collages oniriques qui reflètent en partie l’enfer vécu, mais toujours avec poésie. Ainsi s’en échappent des papillons, symbole de métamorphoses et des femmes-fleurs évoquant le printemps, le renouveau, la vie et la beauté, bien qu’éphémères. Au milieu du chaos il s'agit d'ouvrir une porte de sortie poétique... comme une invitation à la rêverie.
En 2021, l’épreuve du deuil me pousse à me réfugier dans la nature. Je me mets à cueillir et à faire sécher des fleurs, au début sans but précis. En hommage à ma mère je crée la série « Mère Nature ».